Mardi 11 et vendredi 14 juin

Cette semaine, pas d’ateliers mais deux événements importants. Mardi, nous visitons la librairie Les Jours heureux de Rosny. À peine entrés, les stagiaires sont plusieurs à feuilleter les livres posés sur les tables. La libraire leur présente les lieux puis c’est à leur tour d’intervenir, posant les questions qu’ils ont préparées la semaine précédente. Tous les sujets sont abordés sans fard. Le choix des ouvrages, mais aussi la fatigue, les horaires, la rémunération. Grâce aux réponses de Corisande, ils comprennent qu’ouvrir une librairie en Seine-Saint-Denis est un acte militant, qu’elle n’a pas choisi ce métier pour gagner beaucoup d’argent mais parce qu’il a du sens. Je ne sais pas si ceux qui n’avaient jamais mis les pieds dans une librairie y retourneront. Mais j’espère que cela leur en aura donné envie.

Vendredi, l’école a invité à déjeuner Nadir Dendoune, réalisateur du documentaire Des figues en avril, que nous avions vu au printemps, et sa mère, Messaouda. J’arrive un peu en avance. Tous les jeunes sont là. Ils ont préparé des plats, des pâtisseries, ont dressé un magnifique buffet. Ils se sont habillés pour l’occasion, chemises bien repassées, robes colorées. Je suis émue de les voir si beaux. Quand arrivent Messaouda et Nadir, une stagiaire les accueille en kabyle et chacun lit ensuite le texte qu’il a écrit après avoir vu le film. Puis nous prenons place autour des tables, devant des assiettes remplies à ras bord. 

Parfois, l’expression « être ensemble » paraît galvaudée. On n’y croit plus vraiment. On a l’impression que ce ne sont que des mots, un discours politique, un leurre. Aujourd’hui pourtant, c’est ce que je ressens. Partager ce qu’on est. Regarder cette femme sourire et penser à ma grand-mère. Sentir l’émotion de ces jeunes gens, voir leurs mains trembler, tenter de les rassurer. À table, goûter au thiep pour la première fois. Échanger avec Nadir sur nos vies, percevoir ce qui nous lie malgré nos expériences si différentes.

Être ensemble. Nadir et Messaouda Dendoune, les stagiaires, les formateurs, la responsable pédagogique, le directeur de l’école. Me sentir petite souris. Observer. Ressentir. Et avoir envie d’écrire. 

Mardi 21 mai, mardi 28 mai et mardi 4 juin

Trois mardis que je n’ai pas écrit. Peut-être parce que ces derniers ateliers étaient particuliers, décousus, morcelés, interrompus par l’enregistrement des voix des stagiaires pour la restitution, fin juillet. Peut-être parce que j’ai parfois le sentiment de me répéter, même si depuis novembre aucune séance ne ressemble à une autre. Peut-être parce que j’ai eu envie de garder ces instants pour moi. Peut-être aussi simplement parce que j’ai manqué de temps. 

Comme je demande souvent aux jeunes de faire des inventaires, j’ai envie aujourd’hui de dresser la liste de ce qu’il me reste de ces trois mardis.

Une matinée à la médiathèque, écrire d’après une fresque d’Anne-Laure Maison qui représente des fenêtres éclairées dans la nuit. Pour une fois, je ne demande pas aux stagiaires de puiser dans leurs souvenirs pour écrire mais dans leur imagination. Qu’y a-t-il derrière ces vitres ? En quelques mots, de courtes histoires prennent forme, des vies apparaissent. 

La cuisine des formateurs de l’école devenue studio d’enregistrement. Devant mon appareil posé sur un bocal de sucre à l’équilibre précaire, les jeunes défilent pour lire à voix haute ce qu’ils ont écrit. Une ou deux prises pour certains, une dizaine pour d’autres, des rires, une gêne, la peur de ne pas être compréhensible, la surprise de découvrir leur voix, après. 

Chez moi, tout écouter, sélectionner les pistes et commencer à les monter. Les timbres et les mots mêlés. Être fière du travail qu’ensemble nous accomplissons. Et heureuse de ce lien tissé, ce lien qui s’entend, ce lien que je sens. 

Vendredi 17 mai

Ce vendredi après-midi, tous les jeunes de l’école sont réunis pour une rencontre à la médiathèque Louis Aragon de Rosny-sous-Bois avec l’écrivaine Geneviève Brisac, dans le cadre des cartes blanches de mon programme de résidence. Nous avons rendez-vous pour prendre ensemble le RER. Je suis un peu tendue. Peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas poser les bonnes questions, de ne pas parvenir à capter l’attention des stagiaires. Mais dès les premiers mots échangés, sur un quai de métro, je sais que quelque chose nous lie. 

Lorsque nous arrivons devant la médiathèque, la plupart des jeunes sont déjà là. Sara, la directrice adjointe, nous accueille. Me voilà dans une position un peu particulière : je suis à la fois celle que les jeunes voient une fois par semaine à l’école, celle qu’ils commencent à connaître, celle qui aujourd’hui invite Geneviève Brisac à échanger avec eux. Mais je suis aussi écrivaine, mes livres sont sur la table près de ceux de Geneviève et Sara a préparé des questions pour nous deux. C’est un peu bancal mais cela me plaît, ne pas savoir comment le temps se déroulera, laisser faire.

Je commence par expliquer aux jeunes pourquoi Geneviève est là, je leur parle de ses livres qui ont accompagné l’écriture des miens. Commence ensuite la discussion menée par Sara, ses nombreuses questions  auxquelles Geneviève répond avec humour et grâce. Ses propos sont très imagés, elle donne des exemples précis, concrets, plusieurs fois elle faire rire les jeunes. En l’écoutant, je me dis qu’elle démystifie l’écriture. 

Durant près de deux heures, les jeunes restent attentifs. Nous évoquons nos mémoires et nos vies mais je voudrais qu’ils sentent que c’est aussi des leurs dont nous parlons. Je sais que certains, qui viennent d’arriver à l’école et parfois même en France, ne comprennent pas tout pourtant ils nous écoutent, nous regardent, nous sourient. J’espère que nous leur donnons envie. D’écrire, de peindre, de dessiner. De s’exprimer.

Sur le chemin du retour, Geneviève et moi parlons de ce que nous venons de vivre et de ce qu’en tant qu’écrivaines, nous partageons. Quand, arrivées à Nation, nous nous quittons, nous savons que nous nous reverrons.

Mardi 14 mai

Quand j’arrive ce matin, les pelouses devant les immeubles sont en train d’être tondues, cela sent l’herbe coupée. C’est la première fois qu’il y a un peu de bruit quand je traverse la cité. Je n’ai jamais assisté à une altercation ni même au démarrage en trombe d’un scooter. Dans les rues que j’emprunte en sortant du RER, je ne croise jamais personne. À l’école ce mardi, il n’y a pas beaucoup de stagiaires, la plupart assistant à un événement à l’extérieur. Avec la formatrice, nous décidons de réunir tous ceux qui sont présents pour un atelier commun. Je leur propose d’écrire sur leur mère – ou quelqu’un de proche -, comme pour établir un lien entre le film de Nadir Dendoune, Des figues en avril, que nous avons vu ensemble et l’œuvre de Geneviève Brisac, que nous rencontrerons vendredi. Seuls deux d’entre eux refusent. Ils écriront sur le film. C’est une séance un peu différente des autres, accepter l’imprévu, s’adapter. 

L’après-midi, je fais pour la première fois des essais d’enregistrement. J’ai commencé à monter les textes, à les assembler pour qu’ils n’en fassent qu’un. Fin juillet, nous les entendrons, lus à voix haute par les jeunes. Je m’installe dans la cuisine des formateurs, pose mon enregistreur sur un bocal de sucre, je monte le volume, le baisse, parle, bafouille, recommence, écoute et réécoute. Quand le matériel est en place, je demande à un stagiaire de venir essayer. Immédiatement, sa voix est bien en place. Je ferme les yeux pour l’écouter. J’aime l’idée qu’il n’y ait pas d’images, seulement les mots et les voix de ceux qui cette année auront tellement compté.  

Mardi 7 mai

Ce matin, je ne prends pas la direction de l’école mais celle de la médiathèque Louis Aragon de Rosny-sous-Bois, qui nous accueille pour un atelier hors les murs. Le directeur commence par nous présenter les lieux puis je demande aux stagiaires de se promener dans les rayons, de feuilleter des livres et de choisir une photo, celle d’un endroit où ils aimeraient vivre. Ils déambulent, discutent ou s’installent un peu à l’écart. La lumière inonde les allées, le soleil se pose sur les visages. Être ailleurs, au milieu des livres, change notre rapport au temps. Il s’étire. 

 Je regarde avec eux les photos qu’ils ont choisies. Parfois, il s’agit de leur pays d’origine – ils font partie du groupe FLE – mais le plus souvent, ils leur préfèrent d’autres contrées. Ils ouvrent leurs cahiers. Certains, qui écrivaient peu, écrivent d’avantage, d’autres, qui faisaient beaucoup de fautes d’orthographe n’en font plus. Ils évoquent la nature, l’eau, une plage paradisiaque, le chant des oiseaux, des rochers dominant la mer. Ils décrivent un endroit que souvent ils ne connaissent pas et pourtant, c’est sur eux qu’ils écrivent. Ils se livrent peut-être même davantage que quand je leur demande de raconter un souvenir. Il y a des chemins qui nous semblent détournés et qui, finalement, nous rapprochent du territoire que l’on voulait explorer.

Merci Dimitri Sandler pour la photo.

Mardi 23 avril

Ce matin, je rencontre un nouveau groupe de stagiaires. Je sens que je parle trop vite, sans doute impressionnée parce qu’ils sont assez nombreux. J’évoque le projet, mon parcours, je leur montre mes livres et, au moment où je leur expose la première consigne, je réalise que je n’ai même pas pris le temps de leur demander de se présenter à leur tour. Je respire. Tandis qu’ils commencent à écrire, je passe derrière eux, leur demande leurs prénoms en tentant de les retenir. Je lis leurs textes avec eux, corrige leurs fautes.  Je devine, ou crois deviner, derrière ces quelques mots, où ils en sont dans leurs parcours. Leurs hésitations, leurs blocages, ce qu’ils tairont pour l’instant. L’atelier continue à se dérouler, je rectifie le tir quand je sens que ça s’essouffle ou au contraire que ça s’emballe. Certains ont terminé beaucoup plus vite que d’autres. Est-ce qu’ils s’ennuient quand ils ont fini ? Est-ce que c’est grave ? Ont-ils souvent l’occasion de ne rien faire ? Ni téléphone, ni ordinateur. Rien. Juste du temps pour laisser vagabonder leurs pensées. À la fin de la matinée, une jeune fille me lance On va devenir des poètes ! Pour moi, ils le sont déjà. 

L’après-midi, je retrouve des jeunes que je connais bien. Je leur propose d’écrire leur lettre à l’enfant que j’étais. Ils sont, m’a-t-on dit, très agités depuis le début de la journée, pourtant dès qu’ils ouvrent leurs cahiers, ils se calment rapidement. Ce qu’ils écrivent est souvent très beau, parfois teinté de colère, souvent noir. Je sens que l’appréhension des premières fois, celle  que j’ai ressentie ce matin du côté des stagiaires comme du mien, a disparu. La confiance s’est installée. Nous n’avons plus peur. Nous commençons à nous connaître.  

Mardi 16 avril


J’arrive ce matin chargée des images de la veille, Notre Dame qui brûle. J’ai envie d’en parler avec les stagiaires, de recueillir leurs réactions. Mais auparavant, les trois groupes sont réunis pour une rencontre avec Charline Bailot, qui travaille chez Allary Éditions, la maison qui me publie. Charline est coordinatrice éditoriale et vient présenter aux jeunes les différents métiers liés à l’édition ainsi que les étapes nécessaires à la publication. Elle évoque aussi l’économie du livre, le partage entre auteur, éditeur, distributeur, libraire. Elle montre aux jeunes des planches de BD sortant de l’imprimerie, des essais de couverture, un manuscrit corrigé. Embauchée chez Allary après y avoir effectué son stage de fin d’études, Charline parle de son métier avec enthousiasme et précision. Les jeunes l’écoutent attentivement et lui posent de nombreuses questions. Après la rencontre, une stagiaire me confie que désormais, elle fera plus attention aux livres, ayant entrevu tout le travail qu’il y avait derrière. Et elle conclut Un livre, c’est plus qu’un objet.  

L’après-midi, j’anime un atelier avec un groupe que je commence à bien connaître. J’évoque l’incendie. Ils savent bien sûr, ils ont regardé la télévision en boucle, ils sont choqués, émus. Mais ils n’ont pas envie d’écrire dessus. Nous revenons alors à l’enfance. J’ai préparé quelques phrases que je les invite à compléter. Quand j’étais enfant, j’aimais…, j’avais peur de…, je voulais devenir… Un stagiaire s’arrête sur je rêvais de. Il ne sait pas. Il ne comprend pas. Je lui donne des exemples Quand on est petit, on peut rêver d’aller dans l’espace, sur la Lune… Sa réponse est sans appel. Ça, c’est en France. Moi, je rêvais juste de m’installer sur Terre.Il dit cela avec une grande simplicité, sans amertume. Je me tais et le regarde écrire dans son cahier ces mots qui remettent tout en place, ces mots si beaux,Quand j’étais enfant, je rêvais de m’installer sur Terre


Mardi 9 avril

Aujourd’hui, je rencontre un groupe de nouveaux stagiaires. Je me souviens de novembre, la première fois que je me suis présentée à l’école. J’avais peur, je parlais à toute vitesse en me demandant si j’allais parvenir à animer un atelier sans difficulté. Ce matin, je m’exprime avec plus d’aisance, je prends mon temps. Je me sens plus légitime, à ma place. Je laisse les choses s’installer, j’ai compris que la confiance venait petit à petit, qu’il fallait du temps, que nous étions là pour partager un moment. Nous discutons du film vu la veille, Des figues en avril, de Nadir Dendoune. Ils ont bien aimé mais ont trouvé qu’il ne se passait pas grand chose. Ils évoquent les films d’horreur ou d’action qu’ils ont l’habitude de regarder, me donnent des conseils. 

Puis, ils commencent à écrire. Certains seulement quelques lignes, d’autres plusieurs pages. Quand vient le moment de lire à voix haute, tous sont partants. Une jeune femme prend la parole, Avant de lire, je veux vous dire que j’ai écrit avec mon cœur et que tout est sincère.Elle raconte le village de sa grand-mère en Côte d’Ivoire. Je sens en l’écoutant le plaisir qu’elle a pris à retrouver, par l’écriture, les marigots, les poissons d’eau douce, les fruits, les feuilles de manguier. L’Afrique. Quand elle se tait, nous applaudissons. Je lui demande si elle écrit parfois. Jamais, me répond-elle. Ce matin pourtant, ce sont des mots, les siens, qui nous ont transportés. Dans sa mémoire, avec son cœur. Ailleurs.   

Lundi 8 avril

Aujourd’hui, tous les stagiaires de l’école de la deuxième chance de Seine-Saint-Denis se retrouvent au cinéma le Magic de Bobigny pour la projection d’un film, Des figues en avril. Dans ce documentaire, Nadir Dendoune filme sa mère, au quotidien. Kabyle, elle est arrivée en France pour rejoindre son mari au début des années 1950. Dans un sourire, elle se souvient du manque d’argent, de la peur de ne pas réussir à nourrir correctement ses neuf enfants, des difficultés pour parler et comprendre le français. Le réalisateur, qui n’apparaît jamais à l’image, la filme au plus près, saisissant chaque jour la lumière sur son visage. 

Des figues en avril est un film sur la mémoire. En atelier d’écriture, j’essaye de faire ressentir aux jeunes combien les détails qui peuplent nos souvenirs comptent. Plus une histoire est particulière, plus elle est nourrie de concret, mieux elle parvient aux autres. Quand Messaouda Dendoune noue son foulard comme en Algérie, évoque le goût des figues, cuisine des beignets, fredonne une chanson kabyle, c’est aussi mon histoire qu’elle raconte, même si j’ai grandi à Paris dans une famille française. La précision des gestes qu’elle effectue quotidiennement, sa façon d’économiser l’eau quand elle fait la vaisselle, ses conseils à la jeune génération « prendre le temps de vivre », sa pudeur, sa générosité. Elle me fait penser à ma grand-mère. 

À la fin de la projection, un jeune prend la parole pour dire combien il a été ému, ce que le film lui a rappelé. Toutes les histoires, toutes les mémoires sont singulières, mais leur partage, souvent, les rend universelles. 

Mardi 26 mars

Pour continuer à travailler autour des portraits photographiques qui seront exposés à Arles en juillet, la formatrice porteuse du projet m’a demandé de faire écrire les stagiaires FLE (français langue étrangère) sur l’identité. De quoi est faite notre identité ? Pour moi, elle se construit dans l’enfance. Alors ce matin, je leur propose d’écrire une lettre à l’enfant qu’ils étaient. La consigne est pour eux difficile à comprendre : s’adresser, à la deuxième personne du singulier, à quelqu’un qui n’est autre que soi-même. Mais dès qu’ils acceptent cette incohérence, de très belles choses surgissent. Des constats, amers parfois, des conseils, ne pas avoir peur, rester soi, et un rêve commun à beaucoup : redevenir cet enfant-là. 

Leurs textes sont si forts que l’après-midi, alors que j’avais prévu un autre atelier, je décide de soumettre la même consigne au deuxième groupe. Les stagiaires commencent par éclater de rire, c’est impossible, on n’est pas schizophrènes!, puis, comme le matin, ils parviennent à laisser de côté leurs préjugés et à lâcher. Et cette fois encore c’est si beau. Même si certains semblent se sentir déjà vieux, évoquant leur jeunesse comme un temps révolu, les enfants qu’ils étaient sont tout près. En eux sont souvent nichées les failles, mais aussi la force, celle qui fait qu’ils sont là aujourd’hui. Je crois qu’en écrivant, ils l’ont senti.